Version imprimable LA MERVEILLEUSE INVENTION DES CORPS

petit essai sur l'extériorité latérale des corps

Mots-clés :

 

L'existence des corps dans l'espace instaure d'emblée un axe double de visibilité:
le corps que je vois " in situ " et le corps absent, celui qui prend corps en l'absence
de toute corporéité matérielle, ce corps imaginé, cette présence, qui est en quelque sorte plus réel
puisque la rencontre accidentelle dans l'espace horizontal du temps et de l'espace
ne nous permet rarement d'entrer en contact mais seulement de nous cotoyer: on pourrait
même dire que bon nombre de conventions sociales, de règles de politesse, de communications
de routine sont un art de se débarrasser des corps ou d'entamer un processus d'évitement
pour garder libre le champ magnétique du surf social, cette élégante manière de fréquenter
le monde sans subir la charge de la pesanteur des corps.

Ainsi, l'espace social est éminemment théâtral, puisqu'il s'agit de régler au mieux
et de la façon la moins douloureuse pour soi les entrées et les sorties des corps.
L'espérance de voir disparaître des corps tout comme l'attente de sa propre disparition
ou sortie de scène permet à beaucoup de supporter même l'insupportable puisque
dans la majeure partie des cas, nous savons qu'à telle heure, c'en sera fini de 
l'exposition cruelle des corps et de l'exercice des visages entre eux. Nous reportons notre lecteur
vers ce chapitre - l'un des plus beaux de la philosophie contemporaine - " Entre les visages ", qui
se trouve au chapitre II de l'essai de Peter Sloterdijk " BULLES " , premier volume
de sa fameuse trilogie des Sphères . ( Sphères I Bulles, Sphères II Globes, Sphères III Ecumes chez
Maren Sell Editeur )

Ce jeu infini des corps absents et présents prend une dimension lyrique et
dramatique quand le désir s'en mêle ou que les rivalités mettent en lice la mobilité
infinie des corps : ainsi Roméo et Juliette de Shakespeare déploie toute la gamme
de la tension des corps qui se redoutent et s'espèrent, tandis que les murs épais de la prison
du château d'If permet d'occulter jusqu'à la quasi disparition le corps d'Edmond Dantès,( le futur Comte de Monte Cristo), pour servir les intérêts de ses ennemis.

Dans l'espace quotidien, les corps s'expriment avec d'autant plus de licence qu'ils
savent utiliser à leur avantage cette bi-nationalité du corps, car la mise en scène est 
d'autant plus soignée que la prestation est brève: un corps est plus intéressant lorsqu'il
s'esquive, lorsqu'il mesure sa prestation scénique, qu'il soit motivé par la gloire, la séduction, le pouvoir
ou toute autre chose. Les "riches" sont ceux qui maîtrisent le mieux leur durée d'exposition
car ils anticipent le risque de pesanteur et d'usure par l'esquive . Les autres périssent
car ils se figent dans une durée calculable et sans surprise. Ce sont les esclaves
de l'extra-latéralité des corps; ils bougent mais si peu que leur existence virtuelle devient
presque nulle.

Le besoin de se rencontrer naît de la tension créée par un corps absent. Chaque corps
jouit de sa cachette exquise, c'est que je ne puis l'atteindre directement ou le toucher,
et que son existence symbolique devient mille fois plus importante que sa circonscription matérielle. 

Le Cantique des cantiques offre un hymne des corps et une vraie réalistique de toute relation:
le corps ne peut exister tout le temps, il a besoin de disparaître pour avoir une chance d'apparaître;
il a besoin de s'absenter pour exister, il a besoin de cachette, de vide et de mystère pour
être et se donner. Le Bien-Aimé refuse de déranger sa Bien-Aimée pendant son sommeil car
la privation de l'autre lui est un bien supérieur à sa disponibilité, tant il connaît la loi des corps...





 

Commentaires

La merveilleuse invention des corps

Ce texte profond et d'une remarquable cohérence suscite beaucoup de réflexions au sujet du corps, de son expression ou de sa non-expression, de sa présence matérielle ou de son invisibilité.

Il apparaît évident que le corps a une importance capitale dans les relations humaines, corps sur-estimé, sur-valorisé, ou alors méprisé et souvent exploité.

Et c'est là que la méditation de Pierre Van der Weyden amène plusieurs nouveaux éléments de réflexion. Il est question du jeu infini que peuvent représenter l'absence, la présence, avec une connotation de drame ou de magie, surtout dans une relation amoureuse.

Il y a effectivement ici l'enjeu de l'infini, qui devrait être inséparable de la condition humaine, mais assorti également de tous les sens, de toutes les finesses de l'être incarné, combien présent et ancré à la terre.

Une cachette, l'ombre du mystère, quel refuge nécessaire pour les êtres secrets qui se refusent à livrer sans délai, dans l'immédiat, toute leur identité corporelle et spirituelle!

Connaissons-nous vraiment la loi des corps, comme le souligne P. Van der Weyden dans sa conclusion?
Telle est la question qu'on peut se poser, ayant lu ce texte magnifique...

Emma D'Hautbois, poétesse




 


Emma D'Hautbois | Le Dimanche 13/11/2011 à 22:03 | [^] | Répondre

 Merci d'avoir remarqué ce texte, de l'avoir distingué : pour de multiples raisons, il me tient à coeur et je pourrais tout aussi bien dire qu'il vient de loin, de très loin... Je ne sais si le Lecteur pourra faire l'expérience de ce qu'il lit, car c'est plus important que de comprendre... Sans l'écoute longue et mille fois reprise de cet être étrange, le Père Florin Callerand, fondateur de La Roche d'Or en 1950, conférencier, poète, philosophe à ses heures, inspiratreur mille fois inspiré, créateur de grande vie, pourfendeur de paresse, humoriste et provocateur, né en 1917, mort en 1998, prophète ou génie, d'autres le diront, saint, d'autres l'écriront, sans la rencontre de cet homme et l'ardente fréquentation de ce lieu,-( La Roche d'Or- www.rochedor.fr)- toujours si beau et si étonnant dans l'accueil, la prédication et la fidélité " aux Sources ",
je n'aurais pu inventer cette "poétique phénoménologique" , car pour recevoir une parcelle d'inspiration, il faut avoir été plongé au moins une fois dans sa vie dans une Stupeur, un Etonnement, un truc à vous clouer le bec tellement profond, que, trente ans plus tard, ça vous sonne encore les oreilles !....

 


Van der Weyden Pierre | Le Mercredi 07/12/2011 à 18:23 | [^] | Répondre
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